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Du Bronx à Manhattan, la trajectoire d’une femme qui essaie de s’arracher à sa condition. Pas après pas elle trace sa route dans New York, ville qui l’impressionne autant qu’elle la réconforte. Ce n’est pas la route de tout le monde, c’est celle d’une « femme à part » qui se confie à l’aube de la vieillesse.
Journal « extime »
Ce matin, à la radio (France Culture, En compagnie des auteurs en podcast), j’ai entendu pour la première fois de ma vie l’expression « journal extime ». C’était au sujet de Kafka. J’ai beaucoup aimé. Ca désigne un journal intime qui s’ouvre vers l’extérieur, qu’on peut offrir au monde. « Offrir au monde », c’est une autre expression que j’ai entendue récemment dans la bouche d’un entrepreneur (ne devrait-elle pas être la devise des dirigeants du monde entier ?) En tout cas, un journal extime, c’est délicieux. Et ça correspond à merveille à Vivian Gornick.
Fragments de vie
Ça se passe dans le bus : le chauffeur exige d’un vieux monsieur qu’il paye son ticket sinon tout le monde devra descendre. On est dans la rue : la narratrice veut aider une vieille dame qui la houspille en lui disant de se mêler de ses affaires. Elle croise un voisin de jeunesse dont elle sait qu’elle doit en faire, immédiatement, son amant. Un dîner mondain réunit des convives qu’elle observe comme le scientifique qui s’efforce de comprendre le fonctionnement d’une espèce animale rare. Elle boit un café dans le Midtown. Elle regarde sa mère fauchée devenir donatrice officielle de la Philarmonique. Elle rend visite à une intellectuelle jadis admirée mais aujourd’hui dans un hospice… Rencontres improbables et pleines de surprises. Fragments de vie qui mis bout à bout produisent une vie, celle d’une « femme à part ».
Il avait une cinquantaine d’années, portait un pantalon sombre et une veste en tweed. Je le pris pour un petit fonctionnaire. Quand j’eus finis mon bagel, mon café et mes notes, comme je rassemblais mes affaires, il me dit : « J’espère ne pas vous offusquer, je n’ai pas lu un mot de ce que vous écriviez, mais j’aimerais vous dire ce que j’ai compris de vous à partir de votre écriture. »
Si elle est singulière, cette femme n’en est pas moins comme tout le monde. Elle souffre de ses blessures d’enfance. Elle aime. A du chagrin. Mise sur l’amitié. Sort au théâtre. Lit. Travaille. Mange…
La ville est un nid douillet
Une de mes cousines vit à Barcelone. Elle adore la ville et déteste la campagne. Un jour elle m’a dit que sans le bruit fait par les éboueurs elle ne pouvait s’endormir. Je la comprends. La femme à part aussi. Le fond sonore de la ville, la présence de ces inconnus, réconforte Vivian Gornick. C’est un peu comme si elle racontait une histoire à tous ces passants, tout en les regardant vivre. Avec subtilité elle se compare aux autres, non pas pour se mesurer à eux mais pour comprendre en quoi sa façon d’exister fait d’elle une « femme à part ». Car il n’est pas aisé de suivre sa propre trajectoire.
Et bien sûr, elle arpente les rues de New York. Certes, la ville n’a cessé de changer au fil des années, comme Washington Square qui n’est plus le petit jardin sur lequel elle projetait tous ses rêves d’adolescente, mais elle est toujours est là. Un point d’ancrage avec ses buildings imposants, ses dinners, ses rues où grouillent des personnalités hétéroclites. Sauf après le 11 septembre 2001 – silence intersidéral – et, ça pour le coup c’est effrayant.
Le fourmillement de ruche humaine, pourtant bien ancré dans l’espace, est le concept de New York. Le plaisir que cela me procure se situe au-delà de toute explication.
Ici, le temps accordé à la contemplation est grand. C’est rare d’entendre une parole dans ce sens à notre époque qui roule à toute berzingue. Le temps d’être chez-soi, de l’observation. La réflexion qui ne peut que se déployer dans l’inaction active. Il y a de la douceur dans tout ça, comme un fil de coton qu’on déroulerait lentement. Mais ça n’empêche pas le caractère bien trempé de Vivian Gornick de venir nous titiller !
Lire du Gornick
Vivian Gornick m’avait captée avec son sublime Attachement féroce, récit autobiographique qui dépeignait la relation fusionnelle qu’elle entretenait avec sa mère dans le Brooklyn déglingué des années 50-60. J’ai retrouvé ici sa langue directe, simple. Sur le ton de la semi-confidence elle donne la sensation d’être assise face à elle, encore mieux, de déambuler dans les rues en sa compagnie. Ce que j’aime chez elle, c’est que je me sens moins seule en la lisant. Savoir que de l’autre côté de l’Atlantique quelqu’un mène une vie « à part » me plaît. Car si on a besoin de se sentir unique pour exister, on ne veut aucunement être isolé.
La Femme à part : des instantanés d’existence saisit sur le vif pour notre plus grand ravissement.
Le point commun entre le personnage et moi
Vivian Gornick et moi adorons marcher des heures durant en ville. Plus qu’adorer, nous en avons besoin.
La Femme à part de Vivian Gornick, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laëtitia Devaux, Rivages, 2018.