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Dans les rues de San Francisco
Enfant, je regardais Dans les rues de San Francisco, une série policière que ma grand-mère adorée adorait. A présent, je marche dans les rues de San Francisco ! Ma première pensée revient à mes mollets, car San Francisco, ça monte et ça descend (quelque cinquante collines). Je comprends mieux pourquoi les Jackass (une bande de fous qui se livraient aux exploits les plus périlleux) s’étaient tant amusés à descendre le plus vite possible la rue la plus pentue de SF en fauteuil roulant puis de demander à un passant de les aider à remonter pour pouvoir mieux recommencer.
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Après deux jours de pérégrination dans cette ville, je suis traversée par des sentiments opposés. Je trouve plaisant la gentillesse que les habitants manifestent à mon égard. Ce monsieur ce matin qui m’a suggéré un point de vue indiqué par aucun guide, c’était vraiment le super tip de la journée. En même temps, la misère qui règne dans cette ville me heurte. Il y a tant de SDF, les homeless. Ce ne sont pas des gens de passage mais des individus qui ont élu domicile dans la rue, un peu comme s’ils avaient une adresse avec un code postal et un numéro de rue. Ils mènent une vie parallèle à celle de tous ceux à qui San Francisco profite. Parce que je crois volontiers qu’il fait bon vivre à SF quand on a tout ce qu’il faut : l’air est doux, la lumière est magnifique – le soir, le soleil se reflète sur les fenêtres des habitations comme des miroirs suspendus –, les habitations sont belles et entretenues, les vues sont imprenables, le Pacifique vient lécher la ville (j’y ai trempé les pieds, c’est frais, ça saisit sur le vif). Les rues sont larges et arborées. Une odeur de jasmin envoûte les passants. Il y a tant de bons restaurants… Mais quand on n’a pas fait fortune avec un algorithme, la vie est dure et chère. Certains crevards cumulent trois jobs : guide pour touristes, employé de mairie et caissier d’un parcmètre, par exemple.
Vous venez de visiter Castro, quartier tout propret aux couleurs de l’arc-en-ciel. Vous rêvez de vous y installer même si les rues sont de sacrés raidillons. Par un coup du hasard vous êtes passé juste devant la Maison bleue, celle qui est adossée à une colline et dont on a perdu la clé (et qui est à vendre ; pour point de repère un appartement de 4 chambres, 3 salles de bain et un jardinet avoisine les 3 millions de $). Vous êtes passé devant Les Pink Ladies, qui sont largement surcôtées, et vous arrivez à Tenderloin. Ici plus qu’ailleurs dans la ville les détritus jonchent le sol. Des seringues sont abandonnées. Une odeur de joint vous soulève le cœur à chaque coin de rue – à SF fumer est autorisé et personne ne semble s’en priver.
Les homeless se regroupent en bande. Ils occupent les trottoirs. Ils sont sales. Leurs ongles ont poussé comme des cornes tordues. Ils sentent mauvais. Certains ont les fesses à l’air. Il leur manque des dents. Beaucoup sont unijambistes. Ils sont sans âge. Ils font peur, bien qu’ayant l’air inoffensif, et inspirent pitié. Ils tremblent, portent des habits déchirés ou fantaisistes. Ils ont des pantoufles aux pieds. Ils sont allongés par terre, certains dorment, d’autres se cachent sous des tissus. Dans un parc on aperçoit des simili maisons faites de coussins, de fauteuils et de couvertures tandis qu’un éphèbe torse nu fait son jogging et qu’un dog-sitter s’affaire avec ses cinq bestioles. Ils invectivent un interlocuteur invisible, sont assis et attendent ou marchent à deux en se soutenant. Voilà pour la partie visible de l’iceberg. Que se trame-t-il une fois que nous les avons dépassés, quand la nuit est noire et que nous sommes rentrés chez nous ?
Ça crève le cœur. Et ça m’interroge. Pourquoi suis-je si sensible à cette misère-là ? N’est-ce pas la même à Paris ? Peut-être me suis-je habituée à ne plus la regarder ? Pourtant, ils ont l’air d’être encore plus amochés ici, c’est sans doute la drogue qui veut ça. Ils sont plus nombreux aussi, en proportion on compte trois fois plus de SDF à San Francisco qu’à Paris. Il paraît qu’un Noir sur cinq est plus enclin à finir dans la rue que quiconque.
High tech, milliardaires, painted villas et junkies avachis à terre dans le désarroi le plus extrême, deux mondes qui coexistent sans jamais se croiser. L’un a les roues bien rivées au sol tandis que l’autre ne touche plus terre.
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La serveuse qui remplit ta tasse de café lavasse à volonté, le dinner où tu vas manger œufs brouillés et pancakes à 6 heures du matin, le juke-box qui lance ton morceau préféré, les grosses Pontiac un peu cabossées au look incroyable… tout ça, c’est bien là. On ne s’est pas fait embobiner par des cinéastes romantiques ou propagandistes. C’est juste que hors champ il y a aussi une autre Amérique qu’on a tendance à moins dévoiler. C’est un peu moins « rêve américain » et ce n’est pas « America great again ».
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Très bientôt, d’autres couleurs, d’autres tonalités, d’autres vibrations de San Francisco.
© Virginie Manchado, 2018
Très beau et émouvant texte virginie. Et tellement vrai. Je ressens la même chose que toi depuis le début de nos pérégrinations aux US. L.A. m’a encore plus impressionnée tant les « homeless » y sont nombreux, souvent jeunes et aussi organisés – particulièrement à Santa Monica et Venice Beach….
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Je ne suis jamais allée à San Francisco, mais ton évocation est saisissante!!
Entre humour, humeur et émotion, je sens la ville à travers ce que tu évoques. Merci, merci et vivement les prochaines étapes de ton carnet de voyage!
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Merci beaucoup chère Dominique. Si tu voyages avec moi, je suis heureuse.
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Très belle rédaction: c’est léger et à la fois si profond et grave…
Bravo!
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J adore te lire! Et j ai l impression d être moi même plongée dans SF! Belle chronique bravo!
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Merci ma chère.
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