Temps de lecture : 2’09
On ne le sait sans doute pas parce que personne ne le crie sur tous les toits, mais parmi les soldats des rangs français durant la Première Guerre mondiale il y avait des Africains. Des « chocolats », comme les nomme David Diop dans son roman Frère d’âme. Un roman inspiré d’une correspondance d’époque.
Il était son « plus que frère »
Ils n’étaient pas frères, mais c’était tout comme. Ils ont grandi dans le même village, ont joué aux mêmes jeux, partagé le même banc d’école, la même table, la même chambre. Ils sont partis ensemble se battre pour la France contre les Allemands. Ils s’appelaient Alfa et Mademba. Il faut parler d’eux au passé car un a collapsé dans les bras de l’autre ; l’écrire ici ce n’est en rien dévoiler l’intrigue.
Celui qui reste
Celui qui reste ne peut supporter la mort de son « plus que frère ». Plus que sa mort, c’est la façon dont il s’est éteint dans ses bras. Renvoyé à son impuissance et rongé par la culpabilité, Alfa va se perdre dans des actes extrêmes pour oublier, ou peut-être pour tente de réparer ce qu’il n’a pas su faire pour apaiser les derniers instants de celui qu’il chérissait.
Dès lors il flirte avec la folie. Il tue à n’en plus pouvoir. Il fait peur. Il est envoyé à l’hôpital. A défaut de parler français il raconte par le regard et en dessins. Il dit ce qui se joue au tréfonds de son âme, il met « le dedans dehors ». Sa brève vie, car c’est un tout jeune homme, se déverse dans l’urgence de s’exprimer, de n’être pas vaine, et nous entraîne sous d’autres cieux, en Afrique.
Frère d’âme : roman politique et poétique
Avoir fait venir ces jeunes hommes africains. Leur avoir fait quitter leur pays. Les avoir mis en première ligne – eux qui savaient qu’ils ne reviendraient pas chez eux, qu’ils ne seraient plus ceux qu’ils avaient été, que plus rien ne serait comme avant – c’est les avoir utilisés.
La guerre, c’est toujours bête. On aurait envie de dire qu’elle l’est encore plus quand on n’a pas confiance en son propre camp, qu’on n’hésite pas à dézinguer ses propres troupes par caprice, car c’est ainsi que se comporte le capitaine Armand. La guerre peut-elle seulement être encore plus bête qu’elle ne l’est déjà ?
La question qui me vient à l’esprit en refermant ce livre, c’est « Pourquoi ? » Pourquoi tout ça ? Pourquoi la guerre ? Pourquoi ces charniers, ces morts, ces désossés, ces dépossédés, ces meurtres ? Je pense à Boris Vian et à sa chanson Le Déserteur. Il n’avait pas voulu faire la guerre, car il n’était pas sur terre pour tuer de pauvres gens. Que ce président, le bon apôtre qui décide de mener son pays au combat, aille donner son sang, pas celui des autres.
Lire du Diop
Dans Frère d’âme, la cruauté côtoie la poésie. L’indicible est dit dans une langue inédite, qui peut surprendre. C’est imagé. C’est vallonné, il y a des creux, des récifs et des précipitations. C’est répétitif pour ancrer un peu plus le choc de la rencontrer entre une âme pure et la boucherie.
Vue de loin, notre tranchée m’est apparue comme les deux lèvres entrouvertes d’une femme immense. Une femme ouverte, offerte à la guerre, aux obus et à nous, les soldats.
Le point commun entre le personnage et moi
Celui qui a perdu son « plus que frère » et moi aimons les corps qui portent des cicatrices, des traces, des marques. Pas des corps aseptisés, pas des corps photoshopés. Des corps qui racontent une histoire.
Frère d’âme de David Diop, Seuil, 2018.
© Virginie Manchado, 2018
Je l’ai lu ce week-end et l’ai beaucoup aimé, l’écriture en est très forte. “Mettre le dedans dehors”, tout est dit : ce qui s’imprime doit s’exprimer.
Pourquoi des générations entières ont-elles servi de chair à canon ? Rien d’autre à ajouter à ta chronique, c’est parfait.
J’aimeJ’aime