D'après une histoire vraie, Histoires et récits

« Entrer dans le monde tous les matins/Une histoire écrite avec mon chat »

Temps de lecture : 1’46

Dans mon lit douillet, deux oreillers (un petit rectangulaire un plus gros, carré) calés dans mon dos, d’abord le petit rectangulaire et par-dessus le gros carré, un oreiller carré sur les genoux, un verre d’eau tiède avec quelques gouttes de jus de citron à portée de main, le cahier sur l’oreiller et le feutre noir pour écrire dans la main droite puisque je suis droitière, telle est ma position d’écriture du matin.

Me réveiller, regarder l’heure sur mon téléphone que j’aurai pris le soin de mettre en mode avion avant de me coucher de façon à ce qu’aucune notification ne vienne perturber ma virginité mentale matinale. M’étirer, me retourner, penser à la journée qui s’annonce et à la nuit qui s’achève. Me lever, enfiler une robe de chambre, passer en coup de vent aux waters closet, entrouvrir les volets, saluer le chat, me préparer une eau tiède ou un thé Earl Grey, c’est selon, retourner au lit, prendre la position décrite ci-dessus et écrire. Toujours dans un cahier du même modèle mais d’une couleur différente. Grain du papier épais, feutre qui crisse légèrement.

IMG_20170326_123007Certains jours le chat me rejoint. Ce matin, l’amie féline est à mes pieds, dans la position dite du « rôti ». Elle me regarde, la tête inclinée avec un air de « oh, toi qui m’aimes tant et qui ne me refuses rien quand je prends mon air craquant comme en ce moment, regarde comme je te domine ». D’autres jours, elle se faufile entre mon dos et le gros oreiller ou s’installe carrément sur mon cahier, me refusant le droit d’écrire. Il y a des chats chics (j’en ai vu dans deux cafés sélect), il y a des chats commerçants (j’en ai vu officier dans une librairie), il y a des chats ronronthérapeuthes (qui sont employés dans les bars à chats) et il y a mon chat, un chat antilittéraire et capitaliste en plus de ça ! Pendant que j’écris je fais des pauses : je lève la tête, regarde le plafond, pense à tout et à rien, joue aux ombres chinoises avec mon chat, bois une gorgée. Qu’est-ce que j’écris ? Des trucs, des machins, qui font sens ou pas, ce que vous êtes en train de lire, par exemple. Quand ça vient tout seul, c’est bien. Il y a des jours où c’est laborieux, où je rature beaucoup.

Ça dure entre 15 et 20 minutes. Plus tôt c’est, mieux c’est. Mais ça dépend de mon sommeil. J’ai pour devise de ne jamais programmer mon alarme, je me réveille spontanément à l’heure de mon corps, et ce même quand je vais au bureau. Mais si je prends le train, je ne joue tout de même pas avec le feu. Vient le point final de l’écriture du matin, ce qui va arriver quelques lignes plus bas, quand j’en ai fini avec mon propos ou que la faim me tiraille, ou encore que je suis pressée. Alors, je rebouche mon feutre noir, le glisse dans mon cahier à la page en cours pour être immédiatement prête à recommencer le lendemain matin. Puis je supprime le mode avion de mon téléphone et me branche à une radio qui parle, qui dit des choses intelligentes et sensées sans être coupée par des pages de publicité. En quelques instants un flot d’oiseaux, de carrés à bouts arrondis avec un cercle à l’intérieur, d’enveloppes, de cœurs, de carrés blancs et de « In » envahissent l’écran. Des psss, des brrr, des bip et des dong se font entendre, m’indiquant entre autres que ma partenaire de Scrabble a joué et attend de moi que j’en fasse autant – dix-huit mois de jeu compulsif avec elle, sans que nous ne nous soyons jamais rencontrées ni n’ayons échangé un seul mot ; elle est fortiche la bougresse, je me défends mais elle me bat à plates coutures !

C’est le moment où je sais que tout va basculer, tout a déjà basculé en réalité. Le silence n’est plus, j’ai été happée. Tous les matins j’entre dans le monde, non, je laisse le monde entrer en moi. Je m’y prépare, je me dis « Attention, ça va partir ». Et « c’est déjà parti ».

© Virginie Manchado, 2018

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