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Un soir de septembre. Il faisait doux, la lumière était magnifique. Un ami et moi avions embarqué sur un bateau-mouche. Paris se déroulait sous nos yeux émerveillés. Sur ce bateau, mon ami et moi faisions office d’EII (Eléments Intrus Identifiés). Nous étions les deux seuls Parisiens dans une mer de touristes, et nous étions les deux seuls à ne prendre aucune photo, tout concentrés que nous étions à cette séquence de pure beauté. Autour de nous ça alternait entre prendre des photos des monuments, prendre des photos de ses compagnons de croisière devant les monuments (mais vite parce que le bateau avançait à toute allure et qu’il y avait plein de gens qui se pressaient à l’avant du bateau pour être les seuls visibles devant le monument) et se prendre en photo, perche à selfie, à l’appui.
Dès lors qu’on se promène un peu, en France et de par le monde, on n’a plus droit qu’à une seule et même image : des bras tendus, téléphone en main pour photographier ou filmer. Des photos qu’on prend à la pelle, retouche, transfère, diffuse, met en ligne. Et après ? Que deviennent-elles ? Combien parmi elles sont-elles répertoriées ? regardées, des mois, des années plus tard ? Combien de temps passons-nous à prendre des photos au lieu de vivre la scène qui nous est offerte ? Car voilà, on préfère se mettre en scène en train de faire quelque chose en un endroit avec des gens que de vivre ce quelque chose en cet endroit avec ces gens.

C’est exactement ce qui est arrivé à la jeune fille qui, comme moi, assistait au match de basket qui opposait les Golden Warriors aux Milwaukee Bucks à San Francisco le mois dernier. Quand la Dance Cam s’est braquée sur elle, elle a passé ce temps qui lui était dédié à hésiter entre danser et se prendre en selfie en train d’être filmée par la Dance Cam.
Il y a un petit moment déjà que j’ai fait mon choix. Je ne prends presque plus de photos. De mes cinq jours de vacances avec une amie à visiter les châteaux de la Loire : deux photos. Ça me suffit.
Voir des gens photographier et filmer tout et n’importe quoi : de la cohue dans le métro un jour d’inondation aux paquets cadeaux d’anniversaire pas encore ouverts à la salle d’attente de l’aéroport où l’on s’apprête à embarquer en passant par la statue grecque dont on caresse le genou pour bien indiquer qu’on était là – « j’étais là, j’ai vu la statue, je l’ai touchée, t’as vu ?! t’as vu ?! » – et aux vidéos de ses enfants en train de descendre du toboggan ou de tirer la queue du chien, quand on ne les prend pas sur le pot… me déprime. En fait ce ne sont pas ces photos-là qui me rendent malade, car chacun a bien le droit d’exprimer ses sentiments et ses centres d’intérêt, mais leur usage à outrance, leur profusion, la surconsommation que nous en faisons. Et leur viralité. « Non, mais allô quoi ! », honnêtement, qui regarde ces photos, ces vidéos ? quand ? combien de fois ? La réponse, c’est que ces photos et ces vidéos ne sont pas faites pour être regardées mais pour être faites.
Si j’en ai marre des photos en surnombre – bien sûr, je ne mets pas dans cette catégorie les photographes passionnés, qu’ils soient amateurs ou professionnels –, ce qui m’énerve encore plus, c’est le « selfie ».

Moi en train de faire ceci, moi en train de faire de cela, moi avec Untel, moi avec toi, moi avec elle, moi avec moi-même, moi qui mets ma vie en scène… « Moi, ma vie mon œuvre. »
Lot de consolation pour mon cœur courroucé : les selfies sont interdits sur les marches du palais du festival de Cannes. Un jour, une loi interdisant les selfies dans l’espace public ? J’en rêve.
Comme tout le monde, j’ai eu ma période américaine : je me promenais dans les rues coiffées d’un « pineapple ». Evidemment, mon mentor a réclamé des preuves de mes prouesses chevelues – eh oui, j’avais besoin d’un maître pour m’adonner à ce genre de fantaisies. Il me fallut donc faire un selfie. A ce moment précis la fonction selfie de mon téléphone a refusé de fonctionner. Ma prière avait été exaucée, juste quand il ne le fallait pas !
– A ce stade de ma confession, je peux bien vous l’avouer, je n’ai pas cassé ma perche à selfie, car je n’ai jamais eu de perche à selfie… –
Ainsi, si par un jour de printemps vous vous promenez dans les rues de Paris et que vous voyez une femme passer volontairement entre des touristes prenant la pause contre un pont et un autre touriste face à eux prêt à les mettre en boîte, dites-vous que c’est moi.
Si vous entendez une femme râler parce que le groupe d’amis avec lequel elle traîne veut (encore) faire une photo, ou pire un selfie – photo qui rejoindra ses consœurs sur les réseaux sociaux avant de finir aux oubliettes des moments immortalisés, dites-vous que c’est moi.
Si une femme vous demande de lui envoyer la photo que vous venez de prendre parce que justement elle ne l’a pas prise mais aimerait bien l’avoir en souvenir, dites-vous aussi que c’est moi.

« L’arroseur étant souvent arrosé », pas plus tard que la semaine dénière il m’est arrivé une drôle de mésaventure. J’avais rendez-vous avec un ami à Station F, la Mecque des starts-up incubées. A sa demande, nous allions tester le restaurant immense de l’incubateur.
Devant le bâtiment, mon cher camarade m’a dit « Attends, on va quand même se faire un selfie devant Station F. »
NDLR : Pour les nécessités de ce billet et à l’occasion de son déjeuner à Station F, Virginie n’aura jamais commis autant de selfies de toute sa vie, elle s’en désole mais est en bonne voie de rémission.
PS : En attendant, voyez l’état dans lequel ça l’a mise :

© Virginie Manchado, 2018
J’adore !
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En plus, tu as une tête trop marrante sur ces photos. C’est l’effet comique manchadesque 🙂
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