Billets d'humeur, Société

Dormir, geste nec plus intime

Temps de lecture : 5’02

Il y a ceux qui l’ont agité, ceux qu’il fait gesticuler. D’autres l’ont léger, très léger. Il y a les voleurs de couverture qui nient tout en bloc le matin venu. Ceux qui n’éteignent pas leur téléphone et qui vous font vibrer tout au long de la nuit au rythme de leur popularité. Ceux auprès de qui on tend l’oreille pour capter un secret marmonné. Ceux qui parlent franchement – adolescente, je me redresse en position assise et m’écrie « Connasse ! Connasse ! Connasse ! »

Des petits bouddhas qui croisent les mains sur leur poitrine et restent immuables. Des bienheureux qui s’abandonnent volontiers, les mains lancées en arrière au-dessus de la tête. Des individus sereins qui ont à peine posé la tête sur l’oreiller qu’ils sombrent déjà dans les bras de Morphée. Ceux qu’on se plaît à regarder dormir et d’autres qui vous font l’effet d’un somnifère.

Il y a les lève-tôt, et ce quoi qu’il arrive. Des qui comptent le nombre d’heures de sommeil qu’il leur faudra pour récupérer. Et les autres, frais comme un gardon malgré le peu de temps qu’ils y ont consacré. Ceux qu’il faut secouer deux ou trois fois pour les voir ouvrir un œil. Certains vous foutent la paix seulement quand ils s’y adonnent. D’autres à qui on peut envoyer des messages en cas d’insomnie – ceux-là sont mes préférés.

Il y a les nudistes de la nuit, il y a les sans-culottes de la nuit, à qui s’opposent les porteurs de pyjamas, rayés, en soie ou en flanelle, ainsi que celles qui gardent leur soutif, au cas où ils se feraient la malle à l’heure où blanchit la campagne. Un jour, cette amie m’avoue dormir avec une culotte par peur de prendre froid. S’enrhumer par le fessier, de ça on ne m’avait jamais informée. Ensemble en soie. Combi caraco-shorty à élastique qui serre. Chemise de nuit bien boutonnée. Caleçon. Boxer. Vieux tee-shirt à l’effigie de son idole. Nuisette qui dans les mouvements du sommeil remonte jusqu’au nombril. Avoir son oreiller et le faire suivre avec soi, partout. Epaisseurs qu’on dégage ou qu’on rajoute au gré des variations de la température.

Demander du bout des lèvres : « Tu dors ? » Plus énervé : « Non, mais ça c’est mon côté. » Franchement remonté : « Pousse-toi, t’es en plein milieu, je vais tomber du lit ! »

Avaleurs de gélules. Pisseurs et incontinents. Ronfleurs – catégorie hors-pair qui s’inscrit au troisième rang des causes de divorce. Ceux qui les supportent et à qui on devrait remettre d’office la Légion d’honneur. Baiseurs discrets trahis par le couinement des ressorts. Forcenés de l’obscurité la plus totale et ceux qu’elle fait flipper. Lire ou bouffer de l’écran pour mieux chavirer. Petits gémissements émis par inadvertance à chaque mouvement. Réveil en sueur, pollution nocturne, yeux écarquillés. Impossibilité de se rendormir. Moustiques assoiffés qui jouent leur sérénade à votre oreille après vous avoir vidé de tout votre sang.

Les amateurs d’orage et de tempête se réjouissent des nuits de grand vent où tout tremble. Les adeptes du froid gardent la fenêtre ouverte été comme hiver. Les claustrophobes laissent la porte de la chambre entrouverte. A contrario, d’autres se barricadent – un été en Andalousie, elle enfile un pyjama en pilou, une paire de chaussettes de montagne, entoure son cou d’un foulard, se bouche les oreilles à l’aide de bouchons, met un masque sur ses yeux, se couche dans une chambre aux volets fermés, aux rideaux tirés et à laquelle on venait d’installer, à sa demande, un store supplémentaire.

Il y a ces nuits où l’on tourne et retourne à la recherche de la bonne position. Celles où l’on compense l’absence de l’être aimé par un oreiller. Celles où l’on se blottit contre son enfant parce qu’on a peur, du noir, de la vie, du néant, de tout.

Voyager et s’asseoir sur le lit en se disant « Tiens, ils ont oublié de mettre le matelas. » Ben non, en fait, il y était. Un mémorise la forme, l’autre nous fait toucher le sol du popotin, avec le troisième on devine un petit pois. « Trou » au milieu comme ultime preuve de nuits désespérément solitaires. Draps en lin, en coton, en percale. Draps épais et rèches de grand-maman. Draps qui boulochent. Satin qui glisse. Au motif de dauphin, composition de losanges et d’arabesques ou parfaitement unis. Partisans de la couette ou adeptes du « couverture revival ». Se coucher dans des draps frais et repassés, tout laisser en plan le matin, gros monticule sur le lit. Trace indélébile de ceux qui y ont passé la nuit. Mix d’odeurs mi-humaines mi-animales. Chaussettes qu’on retrouve en boule, un jour, coincées entre le draps et le matelas. Mouchoirs égarés. Vieux magazines éparpillés. Doudou caché. Prières coincées entre les lattes du sommier. Filet de bave qui a coulé sur l’oreiller. Mains qui se faufilent dans les recoins, câlinent les rondeurs, s’enfouissent dans les creux. Choc thermique du bout des doigts tout froid sur le ventre incandescent. Pieds gelés pris en sandwich entre les mollets. Emboîtage de bras et de jambes, tête nichée au creux de l’épaule. « Super position » – des corps.

S’endormir à deux et se réveiller à trois ou plus, petits corps en quête de réconfort venus se lover incognito. Amateurs d’acrobaties à haut décibel qui tiennent en éveil tout le voisinage. Radio à fond. Débuter sa journée par le nombre de morts, la hausse des loyers, l’augmentation des taxes, la baisse des revenus et la fin de l’humanité imminente. Cri du sonar ou chant des oiseaux. Des vilains qui allument la lumière sans ménagement. S’arracher à la tiédeur du lit quand il fait encore nuit. Rentrer se coucher quand la ville s’éveille.


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S’abandonner au sommeil, se laisser aller à cet état de fragilité et de vulnérabilité. S’exposer aux forces invisibles. Moment intime qui convoque la confiance la plus absolue, en soi et en l’autre. Geste ultra personnel que l’on orchestre chez soi, en solo, en duo ou plus, dans sa chambre, sur son canapé, ou qui nous surprend dans un avion, au théâtre ou à l’Assemblée nationale.

© Virginie Manchado, 2018

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