Billets d'humeur, Société

Les lave-linge sont manichéens

Temps de lecture : 3’03

C’était une journée de vague à l’âme. Je marchais dans un quartier de Paris que je connais bien mais pas au point de ne pas m’y égarer. Etait-ce Le Marais ? J’ai oublié. A un moment de la marche qui me ramenait chez moi j’ai bifurqué vers la gauche, dans une petite rue qu’il m’a semblé n’avoir jamais empruntée et dans laquelle je ne saurais revenir. J’ai immédiatement senti une forte odeur de lessive qui m’a laissée présager qu’il y avait un Lavomatic tout près. J’ai pressé le pas car les Lavomatic sont des lieux de grande convoitise depuis le collège. Je vois en eux l’investissement suprême : tu n’as rien à faire, pas même à ouvrir ni à fermer les portes que désormais une clé magnétique ou un code programmé active et désactive à heures fixes. Les gens glissent des pièces, des billets ou leur CB et hop, ça se déclenche. Tu contribues à détruire le sale et restaurer le propre. Tu détruis le mal et encourages le bien. C’est très manichéen et en plus, tu empoches la monnaie sans te fatiguer. Le business idéal. En France on les appelle Lavomatic, au Royaume-Uni Laundrette, aux Etats-Unis Laudromat. Certains ont un nom personnalisé, « Star Wash » ou « Washeria » dans le quartier hispanique de San Francisco. J’étais donc dans cette rue et le Lavomatic se tenait devant moi, sombre et étroit. Une montagne de bouteilles de lessive liquide se dressait dans sa devanture. Un homme s’activait au-dessus d’un sac de linge. Ça m’a tiré un sourire.

« Faire mon linge » me procure un bonheur apaisant. D’abord, on « monte » la machine. Puis on la « lance ». Plus tard on dira qu’on « a une machine qui tourne ». On fait corps avec l’outil. Une fois le programme choisi avec soin enclenché, le moteur commence à ronronner. Le robinet s’ouvre dans un relâchement discret. L’eau commence à remplir progressivement le tambour, qui se met à tourner lentement. Puis, il observe plusieurs arrêts suspendus qui pourraient laisser croire à qui entrerait dans la pièce à ce moment-là que la machine est en panne. Combien de fois ai-je dressé l’oreille pour vérifier, non pas que mon bébé ne s’était pas réveillé, mais que le lave-linge n’était pas tombé en panne ? Dans un doux ronronnement, il se remet à tourner. La mousse est produite en quantité. Trop de lessive nuit en tout point au linge. Soit, il sent trop fort la lavande ou la pêche de Provence. Soit, il ne se tient pas, je dirai qu’il est « floppy ». Nounours en peluche qui rebondit sur une pile de serviettes moelleuses et dûment pliées tous les soirs à 20 h 30 sur une chaîne de grande audience, entre le JT et le téléfilm, l’usage ou non d’assouplissant relève de la subjectivité de chacun.

Condensation sur les carreaux, la pièce se charge en humidité. On aperçoit une jupe, un tee-shirt, des pantalons, qui tournent en rond. La housse de couette régurgitera un slip et la poche du sweat-shirt un mouchoir en papier déchiqueté. Le pull s’entremêle aux pattes du leggings. L’ambiance devient tropicale. Parfois une chaussette se coince dans le caoutchouc gris, elle ne tourne plus. On sait qu’on la récupérera gorgée d’eau car elle aura été privée d’essorage. Drame de constater qu’on a laissé un chèque à encaisser dans la poche arrière du jean et qu’il ressortira délavé – dommage, c’était tout l’héritage que bonne-maman avait, enfin, consenti à nous céder. Séparer ou non les couleurs, bourrer la machine comme tout, y risquer son pull en cachemire… voilà qui fait l’objet de débats houleux auxquels je ne veux pas prendre part. En matière de linge comme de religion, à chacun ses convictions. Une dame mariée et mère de deux enfants a fait vingt et une machines en un week-end, m’a-t-on-dit. Stupeur, admiration, entre les deux mon cœur balance. Adolescente, j’avais entrepris de laver un tapis en machine. Tous les tuyaux avaient été bouchés, je m’étais sacrément fait engueuler par mon paternel.

Vient le zénith de la manœuvre : le tambour se vide. L’eau sale disparaît dans des les tuyaux pour aller je ne sais où. Etudiante, je contemplais des heures durant ce ballet réjouissant de la crasse qui s’en allait – quelques passionnés regardent le linge sécher, à chacun ses vices. Avec l’essorage, la machine s’emballe. Toutes ces secousses et ce bruit peuvent effrayer. Moi, je reste de marbre, car j’ai toute confiance en celle qui sait ce qu’elle a à faire. Quand le programme est fini, c’est à mon tour d’accélérer, car le linge ne tolère aucune attente. Je le secoue très fort, voire je le tape. Puis je le suspends : les chemises et les hauts sur des cintres, mais pas sur un cintre en bois qui déteindrait. Les pinces à linge qui font des marques sur les habits ont été bannies. Les séchoirs en linge dont les cordes laissent des marques. A la campagne en été, tout est étendu sur l’herbe fraîche. Un jour, à Riga, je sors de Lavomatic arborant un tee-shirt tout frais, un pigeon me fait caca dessus. Dans les appartements exigus comme le mien, les draps sont suspendus sur les portes, des W.-C. ou de la salle de bain, qu’on ne peut plus fermer entièrement. Les culottes pendent en grappes à toutes sortes de crochets. Les bas sont enfoncés dans les poignées.

Une fois le linge sec je plie tout ce qui peut l’être. Je mix and match les chaussettes. Les sous-vêtements sont jetés en vrac dans un tiroir dédié. Je secoue un peu ce qui peut s’en contenter. Je ne m’embarrasse d’aucun détail. Mais pour les pièces précieuses, c’est repassage. Le fer chauffe lentement. Je procède à quelques pschitts de vapeur pour me mettre dans l’ambiance. J’opère avec méthodologie, je suis concentrée. Les habits sont repassés à l’envers, inutile de le rappeler. Attention à ne pas se brûler.

C’est l’heure de tout ranger dans l’armoire. Et comme chaque fois je trouve une paire de collants rescapée sur un dossier de chaise, un quelque chose que je voulais laver mais qui s’est sauvé juste à temps. Je m’empresse de jeter le rescapé dans le panier à linge sale qui, déjà, se remplit de nouveau.

A San Francisco une start-up s’est lancée dans le pressing à domicile : vous sonnez, on vient chercher vos pièces à laver qu’on vous ramène trois jours après, prêtes à être portées. Jamais, ô grand jamais, je ne pourrai renoncer à la douce félicité que me procure le linge à laver.

————-

C’est dans l’armoire. C’est bien ordonné, classé par thématiques, saisons, matières ou couleurs. C’est jeté en vrac, c’est plié, c’est sur cintre. On dérange, on porte, on chiffonne, on imprègne de soi, de ses sécrétions, de sa vie, on jette en boule, on renifle, ça retourne dans la penderie ou stagne dans le linge sale (et parfois ça repart dans le propre ni vu ni connu), ça sent la clope, c’est tâché, ça part chez un professionnel, ça subit un processus de nettoyage très codifié, ça réintègre sa place jusqu’à ce qu’on le sorte de sa torpeur pour le revêtir…

Tous les jours on répète une même opération de construction et de déconstruction. Ordre et désordre se succèdent inlassablement au gré des vêtements que nous portons.

PS : Bande de petits malins, je vous vois venir : non, je ne ferai pas votre linge.

© Virginie Manchado, 2018

 

 

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