Billets d'humeur, Société

Adieu, ma vendeuse de chaussures

Temps de lecture : 3’34

Il y a dans mon quartier une boutique tenue par une dame comme on en rencontre rarement. Son métier n’est pas de vous vendre des chaussures, mais de vous chausser du mieux qu’elle peut. Elle aime sincèrement les souliers, tout autant que les pieds et leurs propriétaires. Elle comprend tout du style, de la façon de se vêtir et de vivre de chacun. Moi, qui ne sollicite jamais les vendeurs, je m’en remets systématiquement à son avis. Certaines de ses clientes arrivent même avec une photo de leur nouvelle tenue et attendent son conseil avisé.

D’aucun sait que j’aime – que dis-je ! que j’adore – les chaussures. D’achat en achat, j’ai tissé avec cette experte ès souliers un lien très fort. Si d’aventure je n’en achète pas, on discute. De ses vacances en Corse, des nouvelles collections, de la météo, de la société. Si je craque pour une paire au-dessus de mes moyens, elle me rassure « Vous tracassez pas pour le prix, pour vous ce sera -30 % ». En se quittant, on se dit toujours « à bientôt ». Le jour où j’ai grandi du pied – tout à fait, mon pied a poussé à l’âge avancé de 37 ans –, elle a été la seule à ne pas me rire au nez. Bien sûr, je n’aime pas tous ses modèles. Mais comme toutes les autres clientes, le premier jour des soldes, je fais la queue dans la rue.

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Quelques-unes des paires de chaussures que je me suis procurées chez Amarco.

Ça faisait plusieurs fois que je passais devant la boutique, à l’affût des nouveautés (objectif : derbies mi-saison). Mais rien que les rescapés de la dernière collection hiver – j’aurais dû me douter que quelque chose ne tournait pas rond. Hier, tandis que j’avançais toute guillerette, qu’ai-je vu ? Deux grandes affiches qui recouvraient la vitrine. Sur un pan, l’annonce de la fermeture après 36 années de métier. Sur l’autre, la liste de ses plus fidèles clientes. Coup de poignard dans le cœur. Alors que j’étais encore dehors, elle a aperçu mon visage consterné. Je suis rentrée en trombe pour lui demander ce qui se passait. Le verdict est sans appel : son corps la rappelle à l’ordre, elle ne tient plus le rythme. Si j’ai bien entendu la fatigue, si j’ai bien senti l’appel irrésistible de la retraite, j’ai pensé à moi, à nous : « Comment allons-nous faire sans vous ? » Et je n’ai pas pu retenir mes larmes. Je ne serais pas la seule à être émue par son départ, paraît-il, ça ne m’étonne pas.

Un moment après je me suis ressaisie puis écriée « Qu’est-ce qui vous reste en 37 ? » Pas grand-chose à dire vrai. J’ai regardé les derniers modèles exposés, ceux que j’avais ignorés et ceux que j’avais achetés, dans ce coloris ou un autre. J’aurais aimé en avoir pris trois ou quatre exemplaires supplémentaires. J’ai repensé à la dernière paire que j’avais achetée dans cette boutique et j’ai regretté de n’avoir pas su que c’était la dernière fois que je faisais ce geste somme toute anodin. C’est ça qui est terrible dans la vie. Bien souvent, on ne sait pas que c’est la dernière fois qu’on rit aux éclats avec ses amis, qu’on se love dans les bras de l’être aimé, qu’on déguste le riz-au-lait de mamie, qu’on signe un contrat ou se promène en tel endroit. Ça vous fauche en plein vol sans crier gare et c’est point final.

J’ai regardé l’aquarium encastré dans le mur et je me suis demandé ce qu’allait devenir les poissons, et tout le reste, les fauteuils dans lesquels je m’étais tant de fois assise, le miroir, le tapis que j’avais foulé pour savoir si c’était la bonne pointure ou pas. La boutique sera reprise par un commerçant qui n’a rien avoir avec la chaussure. C’était une volonté de sa part : elle ne veut pas qu’un vendeur quelconque vienne saccager tout ce qu’elle a construit patiemment. Je la comprends.

Sur ces entrefaites, comme on ne guérit le mal que par le mal, je suis allée dans une autre boutique de chaussures que j’affectionne m’offrir une paire d’escarpins verts. Il me fallait bien ça.

——————

Martine est tombée dans la chaussure toute petite. Son père en fabriquait, sa mère travaillait dans une usine à chaussures. Elle a ouvert sa boutique à l’âge de 21 ans. Son frère en tient une un peu plus bas sur le boulevard. Il y a un an, Martine et moi avions évoqué son départ à la retraite, je lui avais dit « Ce sera très bien pour vous, mais pour nous ce sera une grande perte. » Expertise métier. Conseil clientèle de très haute qualité. Mission menée avec la plus grande ferveur. Customer centricity exemplaire. Avec le départ de Martine, c’est tout ça qui disparaît.

« En attendant de boire une coupe de champagne avec toi et avec toutes tes clientes, le soir de la fermeture définitive, je te souhaite de bien finir bien ta route chez Amarco, chez toi. Tu nous as remerciées pour notre confiance, mais c’est toi, Martine qu’on remercie, pour tout. »

© Virginie Manchado, 2019

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5 réflexions au sujet de “Adieu, ma vendeuse de chaussures”

  1. Comme je partage votre tristesse, j’adorais ce magasin et sa vendeuse si sagace, et vous lui rendez magnifiquement hommage. Si vous avez d’autres bonnes adresses du même style n’hésitez pas à les publier !

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