Temps de lecture : 8’58
En avril 2019 j’ai été un livre vivant. Vingt-quatre individus, des anonymes, comme moi, sont réunis en bibliothèque. Chacun d’eux est un livre vivant et raconte une histoire personnelle librement choisie. À l’entrée de la bibliothèque, les usagers consultent le catalogue des livres vivants disponibles et en choisissent un. La bibliothécaire va chercher le livre vivant dans la remise puis l’installe face à l’usager, tout proche de lui. Le livre vivant raconte son histoire, pour l’usager et rien que pour l’usager. La lecture une quinzaine de minutes. Ensuite, le livre vivant retourne en remise, à moins qu’il ne soit déjà sollicité pour une nouvelle consultation. L’usager peut consulter un autre livre s’il le souhaite.
Les histoires racontées par les livres vivants sont personnelles et choisies librement. Elles ont été structurées par le livre vivant et une comédienne. Ce sont toujours les mêmes histoires qui sont racontées, même si elles n’ont été ni écrites ni apprises par cœur.
J’ai été livre vivant en bibliothèque durant quatre demi-journées. Pour inscrire cette expérience d’une très grande richesse, j’ai décidé d’écrire et d’enregistrer mon histoire. Je vous livre donc une version de mon histoire, dans un style presque parlé. C’est une version puisque par essence mon histoire n’a été « chaque fois, ni tout à fait la même, ni tout à fait autre ».
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« J’habite dans un quartier de Paris où il y a une vendeuse de chaussures que j’aime beaucoup. Je l’aime beaucoup parce que c’est une dame qui aime profondément les souliers, les gens. Elle capte tout de leur style, de ce qui leur va. D’habitude je ne demande jamais l’avis des vendeurs mais le sien, je l’écoute volontiers. Bien sûr, je n’aime pas tous ses modèles, mais chez moi j’ai pas mal de paires de chaussures qui viennent de sa boutique.
Ces dernières semaines, je suis passée souvent devant sa boutique. Et je ne voyais que la fin des soldes d’hiver, jamais la nouvelle collection. Ça aurait dû me mettre la puce à l’oreille, mais ça ne l’a pas fait. Jusqu’à ce qu’il y a deux semaines, je passe de nouveau devant sa boutique et que je vois deux affiches qui recouvraient sa vitrine. Une qui disait « Merci pour ces 40 années de bonheur et de confiance » et l’autre qui listait toutes ses clientes les plus fidèles. Ça m’a mis un coup au cœur. Je suis entrée précipitamment. Elle se tenait devant moi, a vu mon visage consterné. Et je lui ai demandé ce qui se passait. Elle m’a répondu qu’elle avait beaucoup aimé son métier mais que son corps la rappelait à l’ordre, qu’elle était fatiguée. Je me suis mise à pleurer. Elle m’a prise dans ses bras pour me consoler. J’ai repensé à la dernière paire que je lui avais achetée, des bottines violettes que j’ai portées tout l’hiver, je me suis dit que si j’avais su que c’était la dernière fois, je les aurais achetées avec plus d’intention, plus d’ardeur, mais je ne savais pas. À un moment, je me suis ressaisie et lui ai demandé ce qui lui restait en 37. Rien !
J’étais là, à sangloter comme une enfant dans ses bras. Ça peut paraître démesuré comme réaction vu de l’extérieur, même moi je ne pensais pas que son départ me ferait cet effet, mais ça m’a ramenée longtemps en arrière, quand j’étais une petite fille. Oui, j’ai revécu une émotion que j’avais ressentie quand j’avais 6 ans.
Cette petite fille vit avec ses parents, dans un village à côté de Cahors. Régulièrement, elle fait des allers-retours en train avec sa mère et sa grand-mère. À Paris, elles logent chez la tante de la petite fille, qui vit dans un studio à Guy-Môquet.
Pour dormir, la grand-mère et la tante sont par terre. À côté, dans le lit, il y a la mère et la petite fille. C’est une petite fille de la campagne, alors elle n’est pas habituée aux bruits de la ville, de la circulation. Et le matin, quand tout se met en branle, qu’on entend les klaxons, elle crie qu’elle voudrait partir de là. La tante adore la vaisselle, elle achète tout le temps des tasses, des services, des théières… mais elle n’a pas de place pour les ranger, alors elle les glisse sous le lit. Dans ce studio, les W.- C. sont souvent bouchés, alors il faut faire pipi dans la baignoire. Le studio est au 4e étage d’un vieil immeuble. Pour descendre, il faut prendre un escalier qui tourne qui est en parquet très très ciré. La petite fille a peur de glisser alors elle se tient bien à la rampe. La journée, toutes les quatre, elles se promènent. Puis, elles vont voir des médecins, pour la maman. Le soir, avant de rentrer se coucher, elles vont dîner au Massepain. Un restaurant qui fait angle. Et qui a fermé depuis.
De retour à Cahors, la maman est hospitalisée, et la petite fille va à l’école. Un jour, elle est en rang, elle tient la main d’un de ses camarades, prête à rentrer en classe. En face d’elle, il y a une dame de service. Une dame de service, c’est la personne qui aide les instituteurs à s’occuper des enfants. Cette dame de service, la petite fille la connaît bien, car elle la voit à l’école et chez sa grand-mère, son autre grand-mère, mamie Moune. La dame de service vend L’Humanité à mamie Moune. Ce jour-là, la petite fille dit à la dame de service : « Ma maman va mieux, elle a parlé. » Et la dame de service fait une grimace en pinçant ses lèvres. La petite fille sent alors un froid, un courant d’air glacial la traverser.
Un autre jour, la petite fille est chez mamie Moune, parce que mamie Moune garde très souvent la petite fille, elle descend jouer avec un voisin. Sylvain, qui a 10 ans. Tout d’un coup, Sylvain dit « De toute façon ta mère, elle va crever. » La petite fille remonte immédiatement chez mamie Moune, qui est dans la cuisine, face à la gazinière. Et elle lui demande pourquoi Sylvain a dit que sa maman allait crever. Silence. Mamie Moune ne répond rien.
Le papa de la petite fille va voir sa femme à l’hôpital tous les jours, mais il n’emmène pas la petite fille qui aimerait bien y aller. Elle le réclame et un jour, son papa la prend. Il prend aussi Jésus et Jeannine. Jésus, c’est le meilleur ami du papa, son ami d’enfance, et Jeannine, c’est la femme de Jésus. Dès qu’ils arrivent, le papa monte directement voir sa femme dans sa chambre. Et Jésus, Jeanine et la petite fille vont dans le parc, sous un arbre. Elle attend son tour, joue un peu, mais trouve que c’est long, très long. Finalement, le papa redescend et lui dit « Bon, tu veux aller la voir ? » Mais la petite fille voit son papa qui a un air tellement dévasté qu’elle prend peur, alors elle dit non. Tous les quatre remontent en voiture et rentrent à la maison.
À partir de là, le papa décide que la petite fille doit aller à Barcelone où il a de la famille. Amelia, une cousine de Barcelone, vient à Cahors. Et le lendemain, Amelia et la petite fille prennent un bus direction Barcelone. Dans le bus, Amelia a dit qu’il fallait faire très attention, car à chaque arrêt les gens qui descendent récupèrent leurs bagages et pourraient voler la valise de la petite fille. Alors la petite fille surveille par la vitre.
C’est la première fois que la petite fille est à Barcelone. Avec Amelia, elles font pleins de trucs super. Un jour, elles vont au zoo voir Copi, le singe blanc. Mais quand elles vont le voir, Copi n’a pas envie qu’on le regarde alors ils leur tournent le dos. Une autre fois, elles vont voir un spectacle d’orques qui font des sauts et des plongeons dans l’eau. Plus tard, quand la petite fille retrouvera son père, elle lui racontera avoir vu un spectacle de carpes. Il lui répondra que non, c’étaient des orques, que les carpes c’est tout petits. Non, non, non, elle lui soutiendra qu’elle a vue des carpes. La petite fille aime beaucoup regarder les dessins animés. Amelia l’installe sur le canapé et branche la télé sur la chaîne des dessins. Pas de bol, ils sont en catalan, la petite fille ne comprend rien et ça l’énerve beaucoup. Amelia fait de beaux cadeaux à la petite fille. Elle lui offre un tee-shirt Hello Kitty et une paire de mocassins rouges. La petite fille les aime beaucoup, malheureusement ils lui font mal aux pieds et elle a des ampoules.
Durant ce séjour à Barcelone, il y a une image qui marque beaucoup la petite fille. Un jour, pendant le déjeuner, elle voit une fille âgée de dix ans environ qui a un énorme pansement sur l’œil droit. Les parents d’Amelia tiennent une pension, ils cuisinent des repas. À côté de chez eux, il y a une clinique ophtalmologique. Beaucoup de gens de la clinique viennent manger à la pension. Ce jour-là, sur la terrasse, à table, la petite fille mange. Plus loin, en face d’elle, elle voit cette fille qui a cet énorme pansement. Elle est très impressionnée, elle se dit que peut-être elle est aveugle ou peut-être même qu’elle va mourir. Par la suite, à chaque fois que la petite fille repensera à son séjour à Barcelone, c’est cette image qui lui viendra à l’esprit.
Trois semaines après son arrivée, le père de la petite fille la rejoint. Elle lui raconte ce qu’elle a fait, elle lui parle des carpes. Et puis elle lui demande comment va sa maman, elle veut savoir comment elle va. Chaque fois qu’elle lui pose la question, le papa lui répond « Je te le dirai plus tard ». Plus tard, il est assis sur le lit, la petite fille se tient debout, face à lui. Il lui dit : « Elle est morte, Virginie ». Et la petite fille se met à pleurer dans ses bras.
À partir de ce moment, la petite fille va souvent penser à ce jour à l’hôpital où elle n’est pas allée voir sa maman, ce jour où elle aurait pu la voir pour la dernière fois et où elle n’y est pas allée. Elle aura le sentiment d’avoir raté quelque chose avec sa maman. Oui, j’ai raté ma dernière fois avec ma maman. Et je l’ai porté comme un poids pendant très longtemps.
J’ai raté ma dernière fois avec ma mère, mais j’ai réussi ma dernière fois avec mamie Moune.
Après la mort de ma mère, c’est mamie Moune qui m’a élevée. Des années plus tard, j’étais déjà adulte et mamie Moune était une vieille dame. Il a fallu l’hospitaliser. Je suis allée la voir. C’était un dimanche soir. Toutes les deux, sans qu’on se le dise, on a compris, on a senti que c’était la dernière fois qu’on se voyait. Alors, on s’est dit qu’on s’aimait. On a parlé de Moune. Moune, c’était une petite chatte qui était née en même temps que moi et qui avait fait que mamie Moune s’appelait mamie Moune. On a parlé de la danse, parce que toutes les deux on aimait beaucoup danser. Des Pim’s à l’orange, car ma grand-mère m’avait acheté beaucoup de Pim’s à l’orange pour mon goûter. On a aussi parlé de l’inspecteur Columbo, parce qu’ensemble on avait regardé passionnément tous les épisodes de Columbo, et qu’aujourd’hui encore j’aime beaucoup Columbo. Et puis, elle m’a dit « Oh Virginie, tu te souviens quand tu étais toute petite. Je te mettais dans la poussette, on allait faire des courses à l’Epargne, après on s’arrêtait au bureau de tabac, je te donnais une pièce de 10 francs, tu la mettais dans la tireuse et hop, tu avais une bague en plastique. Et tu avais plein de bagues en plastique » C’est comme ça que mamie Moune et moi nous sommes dit au revoir.
Le lendemain, on m’a téléphoné pour me dire que ma grand-mère venait de mourir. Bien sûr, ça m’a profondément peinée, mais d’avoir pu lui dire au revoir a rendu son départ tellement plus acceptable.
Toute cette histoire m’a fait comprendre comment les adultes ont cette tendance à ne pas dire aux enfants des choses ou à les éloigner de ce qui les concerne. Ils font ça pour les protéger, bien sûr, mais en faisant ça ils les privent d’une partie de leur histoire, comme de dire au revoir. Et ça, ça peut créer une blessure avec laquelle il faut composer tout au long de sa vie. Ça m’a aussi fait réaliser combien dire au revoir est fondamental dans la vie, dans l’histoire d’une relation. Même pour les tout petits enfants. »
© Virginie Manchado, 2019
C’est la deuxième fois que je lis La Dernière fois et je suis aussi bouleversé que la première fois. Bravo à toi, Virginie.
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Merci.
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Je me permets un jugement de valeur : c’est beau, sensible et intelligent.
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Merci beaucoup pour votre jugement de valeur.
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