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Etre un.e touriste dans sa ville

Temps de lecture : 3’38

La nuit fut bonne. Réveillé.e au petit matin vous prend l’envie de rester au lit. Un je-ne-sais-quoi vous attire irrémédiablement sous la couette, se pelotonner tel un petit chat, la tête enfoncée dans l’oreiller moelleux de plumes d’oie. A mi-chemin entre la rêverie éveillée et la somnolence, le temps défile rapidement – car la nuit, le temps passe toujours plus vite. Plus tard vous ouvrez les yeux, il fait grand jour et c’est décidé, ce jour de semaine sera un dimanche.

Petit-déjeuner au lit, traitement sommaire du courrier, lecture sélective. La matinée est désormais avancée lorsque vous vous levez pour de bon. Secouer les draps, taper les oreillers, vous débarbouiller, chausser des baskets, lunettes de soleil sur le nez. C’est parti. Vous avez pris soin de laisser votre téléphone au casier. Le monde pourrait bien s’écrouler, cela ne vous concernerait en rien.

Marcher d’un pas décidé comme si vous saviez où vous aller. Traverser un pont, vous engouffrer dans le Jardin des plantes. Des enfants se promènent avec leurs grands-parents, tiens, ce serait donc déjà les vacances scolaires ? D’autres transpirent en courant. Une s’essaie à la trottinette électrique. Un oiseau est bagué aux deux pattes. La Gloriette de Buffon a été restaurée, vous avez versé votre obole lorsqu’on vous l’a réclamée.

Vous prenez des rues que vous connaissez vaguement, vous lisez une plaque sur ce monsieur Cuvier qui a donné son nom à une fontaine. De temps à autre vous avez le réflexe d’aller chercher votre téléphone au fond de votre sac, mais il n’y est pas. Vous n’avez aucune idée de l’heure qu’il est ni de ce qui se passe alentour. Vous ne savez pas exactement où vous êtes, et c’est bien ça le meilleur. Vous voilà dans la rue à des heures où vous n’êtes pas sensé.e y être. Vous vous attablez à une terrasse de bistrot où habituellement vous n’allez pas. Vous observez des gens que vous ne voyez jamais, car ça n’est pas votre quartier. Ils parlent, s’attendent, ont loupé le rendez-vous. Un est en tee-shirt, l’autre en doudoune avec écharpe nouée autour du cou. Une veut manger un sandwich rapide, finalement, elle prendra le plat du jour avec une eau gazeuse et un café. Vous n’avez prise sur rien et rien n’a de prise sur vous. Vous êtes hors-champ, hors-sol. Et c’est ça le meilleur, vous êtes un.e touriste dans votre ville.

L’après-midi se présente et votre estomac rugit. Vous prenez le chemin du retour. Une fois rentré.e, vous vous sustentez frugalement et sans plus se faire attendre l’appel de la sieste se fait pressant, car soudainement, vous êtes épuisé. Il vous faut dormir sur-le-champ. Vous vous y employez avec succès. Vous ne sombrez pas vraiment dans le sommeil du plus profond de la nuit, vous restez en surface. Le chat vous accompagne du mieux qu’il peut. Au réveil vous êtes tout ensuqué.e, la mine défaite, les yeux cotons, les cheveux fouillis. C’est l’heure du goûter. Un appel d’extérieur point, il est là en sous-main, discret mais présent. Un copain est dans le quartier et veut boire un café. Vous vous exécutez. Une heure plus tard vous vous dites au revoir et sur le chemin du retour vous prend l’envie d’aller au troquet, celui où vous avez vos habitudes. Que c’est plaisant d’entrer et d’être saluée, presque d’être attendue. Même si cela fait longtemps que vous ne vous y étiez pas rendue, vous avez vos marques. Porte-manteaux en fond de scène, crochet pour sac à main sous le zinc où vous vous appuyez. On vous sert et vous ressert un verre de vin rouge du Val-de-Loire qui est, ma foi, délicieux et qui tombe à pic. On ne vous demande plus votre prénom pour établir la note qui ne sera jamais établie. Vous discutez randonnée avec un des serveurs. Vous vous retournez, son épouse vient d’entrer après avoir fermé l’épicerie qui se situe au pied de votre immeuble. Christian, le vieux serveur un peu bougon mais qui a bon fond, n’est pas là, pour cause d’entorse mal soignée. Entre deux gorgées et au milieu du brouhaha incessant auquel vous contribuez à coup de grand éclat de rire, car il y en a qui disent de sacrées conneries, vous jouez au Scrabble en ligne parce qu’à chacun ses addictions. Les commandes fusent, les gens testent, hésitent, se resservent. Les verres se cassent, les bouteilles s’entrechoquent et par miracle restent droites. Plusieurs langues se mélangent, une dame que vous connaissez de vue vous sourit et vous enjoint à trinquer à distance. La nuit est tombée depuis une paire d’heures déjà quand vous saluez la compagnie. Un sentiment d’avoir fait un grand voyage sans vous être beaucoup déplacée vous étreint. Chez vous vous vous enroulez sous une couette douillette et acceptez l’invitation de Morphée qui vous tend ses bras généreux. Vous voilà parti.e pour des heures et des heures de sommeil béat pendant qu’en bas, dans la rue, des casseurs incendient voitures et scooters. Spectacle que vous découvrirez, contrit.e, au réveil.

 

© Virginie Manchado, 2019

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