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Imaginez-vous vivre sans quasiment plus prononcer un mot. Circuler dans votre appartement au milieu des vôtres sans jamais leur adresser la parole ni même les regarder. Enfiler votre pardessus et marcher dans les rues de la ville pour vous rendre au travail totalement absent à votre environnement.
L’émigration joyeuse
C’est par élan de vie que le jeune Vicente Rosenberg a choisi de partir pour l’Argentine en 1928. Par élan de vie et aussi pour s’éloigner de sa mère et, il est le premier à le reconnaître, ça l’avait tellement soulagé de côtoyer librement ses amis, les nouveaux et les anciens, et toutes ces personnes pétillantes qu’il rencontrait alors sans l’avoir sur le dos. Il s’était réinventé une identité, il était devenu argentin, et ça lui allait bien. Non, il n’était pas le seul, d’autres comme lui avaient embarqué un beau matin. Fuyaient-ils un passé torturé, cédaient-ils à une mode ou pressentaient-ils le malheur à venir ?
Comme la vie le veut, le cœur de Vicente a chaviré pour la belle Rosita, avec qui il a eu trois enfants. Moustache taillée chez le barbier deux fois par semaine, le pas plein d’allant, des enfants câlins et espiègles, une épouse chérie, des amis en or, une belle-famille un peu trop collante certes, un pays qui pulse et ne demande qu’à pulser encore plus, et de temps une lettre de sa mère, qui a voulu rester à Varsovie, toute têtue qu’elle est. Vicente lui répond, pas assez souvent ni assez rapidement à son goût. Il lui enjoint de le rejoindre, elle s’obstine à refuser, il n’insiste pas.
Le Ghetto de Varsovie, ou intérieur
Le bonheur de Vicente bascule lorsque les lettres de sa mère se raréfient, que la presse internationale se fait l’écho des atrocités qui deviennent le quotidien de la vieille Europe, quand bien même certains crient à la calomnie, que telle horreur n’est tout bonnement pas possible. Et Vincent de se ratatiner chaque jour un peu plus, de devenir l’ombre de lui-même et un mort-vivant pour son entourage qui ne reconnaît plus ni le mari ni le père, ni l’ami flamboyant et si chaleureux qu’il fût :
Pour ne plus penser à sa mère, Vicente s’efforçait aussi de ne jamais penser à Rosita ni à ses enfants, ni à lui-même.
Sans l’avoir choisi consciemment, Vicente s’est muré dans le silence, comme sa mère a été « emmurée » dans le ghetto de Varsovie, qu’on nomme désormais le « Ghetto », tout comme Vicente est emmuré dans un même rêve qui revient le hanter chaque nuit.
Lire du Amigorena
L’Histoire a voulu que l’aïeul de l’auteur fuie l’Europe pour une vie meilleure en Argentine et, par une ironie du sort, que quelques décennies plus tard l’auteur fuie l’Argentine pour l’Europe pour une vie meilleure.
Sobre, sec, contemporain, ce roman du « silence » est très touchant. Il questionne l’identité : est-ce qu’on est juif, argentine, polonais, catholique ou quoi que ce soit, parce qu’on se sent ainsi ou parce que l’autre nous perçoit ainsi ?
Le point commun entre Vicente Rosenberg et moi
La coquetterie !
Le Ghetto intérieur, de Santiago H. Amigorena, POL, 2019.
© Virginie Manchado, 2019