Littérature étrangère, Livres

« Le Monarque des ombres » de Javier Cercas

Temps de lecture : 2’48

Longtemps j’ai tenu la guerre civile espagnole à distance. Si je me réjouissais de la reconnaissance du roman de Lydie Salvayre, Pas pleurer (prix Goncourt, Seuil 2014) je ne pouvais en lire une ligne. Si je regardais sur une carte le tracé de la Retirada, chemin des exilés espagnols en 1939 devenu depuis une voie de grande randonnée, je ne pouvais envisager de l’emprunter, moi qui aime tant marcher. Je ne pouvais rien de cela parce que quelque chose en moi criait au secours. Et puis Javier Cercas a écrit Le Monarque des ombres (que je m’obstine à appeler Le Majordome des ombres, on ne le lui dira pas).

Le grand-oncle de Javier Cercas

Javier Cercas a eu un grand-oncle, Manuel Mena, qu’il n’a jamais connu car mort au front. Du côté des Franquistes. Du mauvais côté donc. Ce grand-oncle était adoré par sa nièce, Blanquita, la mère de Javier. Le récit familial a fait de ce garçon un martyr. Il est celui qui a sacrifié sa jeune vie – il n’avait que 19 ans – pour la patrie, pour sa famille. Mais pour Javier Cercas, il était un p*tain de franquiste.

Mener l’enquête

Après bien des tergiversations Javier Cercas se lance dans ce qu’il a repoussé toute sa vie : regarder en face ce qui fait mal. Jusque-là il avait pratiqué cette chose qu’on connaît tous très bien : prendre la tangente pour éviter le « hic », voire carrément s’en détourner. Mais le « hic », tel un vilain boomerang, finit tôt ou tard par nous revenir en pleine face.

Pour enquêter sur son grand-oncle, Javier Cercas multiplie les allers-retours depuis son domicile barcelonais jusqu’à son village natal. Il interviewe des contemporains de Manuel encore en vie. Il va dîner chez sa tante, lit des archives. Il discute des heures durant avec sa mère qui a très envie de savoir si la maison familiale, un gouffre financier bien évidemment, lui survivra ou pas.

Si Javier Cercas apprendra plein de choses sur son grand-oncle, certaines zones resteront à jamais dans l’ombre… du monarque.

Car le passé est un puits insondable et noir où l’on arrive à peine à percevoir des étincelles de vérité, et de Manuel Mena et de son histoire, ce que nous savons est sans doute infiniment plus petit que ce que nous ignorons.

Redescendre de son piédestal

La guerre a ceci de terrible qu’elle réduit ceux qui la font à des quantités : de morts, de survivants, de blessés, d’exilés. La guerre civile a ceci de terrible qu’elle ramène tous les enjeux au même plan : politique nationale, rivalités locales et vengeances personnelles.

Si le héros familial était du côté des franquistes, lui admettre des qualités, des rêves, des idéaux, des sentiments qu’il a pu ressentir ou inspirer, c’est admettre son humanité. (Je n’aurais jamais cru dire ça.) Si le héros était du côté des républicains, comme mon arrière-grand-père, envisager pour la première fois qu’il soit parti au combat pour faire comme les voisins, qu’il était peut-être pétri de peur sur le champ de bataille, c’est aussi admettre son humanité. (Je n’avais jamais envisagé les choses sous cet angle.)

Qu’ont pensé ces deux hommes ? Qu’ont-ils ressenti ? Ont-ils pleuré ? Ont-ils tué des ennemis ? En ont-ils épargné, peut-être au péril de leur vie ? En quoi croyaient-ils ? Ont-ils été confortés dans leurs idées, ou rêvaient-ils de tout abandonner pour rentrer à la maison et boire un bon café chaud ? On ne le saura jamais. Mais les imaginer dans la vulnérabilité dont sont capables les êtres humains – ce point de faille qui fait de chacun de nous un individu unique et précieux – les rend un peu moins héroïques et un peu plus proches de nous.

Ça paraît anodin, en vérité, ça peut infléchir le roman familial.

Lire du Cercas

C’est le récit des Mena-Cercas. Mais comme il reste des zones floues, c’est un roman. Et comme il y a un héros, le récit prend des allures de tragédie grecque. Ce livre est un peu tout ça à la fois, en plus d’être un manuel d’histoire : il est vrai que bien souvent l’Histoire s’apprend plus facilement en écoutant une histoire qu’en avalant des listes d’événements et de dates.

Il ne s’agit ni de pardonner, car il y avait bien un mauvais camp, ni de juger, mais d’oser regarder. Merci Javier Cercas, de mettre à portée de main ce pan du passé avec tant de subtilité.

Le point commun entre Manuel Mena et moi

Manuel Mena et moi avons quitté notre village natal pour entreprendre des études universitaires.

Le Monarque des ombres de Javier Cercastraduit de l’espagnol par Aleksandar Grujicic avec la collaboration de Karine Louesdon, Actes Sud, 2018.

© Virginie Manchado, 2018

2 réflexions au sujet de “« Le Monarque des ombres » de Javier Cercas”

  1. C’est drôle, je l’ai commencé hier. Je le trouve absolument passionnant. J’en parlerai davantage lorsque je l’aurai terminé. Tu devrais lire “Pas pleurer”, de Lydie Salvayre, ce livre est très beau aussi.

    Aimé par 1 personne

  2. Cercas, voulant comprendre comment et pourquoi son grand-oncle Manuel s’est laissé endoctriner par la propagande phalangiste, signe ici une œuvre magistrale. Les dernières pages sont sublimes. Magnifique roman.

    J’aime

Laisser un commentaire